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[LE PORTRAIT DU RASSO] Thibaud Brière, Philosophe d'entreprise

Le RASSO : Dans votre livre, Toxic Management, vous décrivez des pratiques de manipulation et d’emprise auxquelles vous avez assisté dans une entreprise. Quelles sont ces pratiques ? Quels sont leurs dangers (pour les personnes et les entreprises) ? Peut-on les extrapoler à l’ensemble des entreprises ? Le risque est-il plus élevé dans des entreprises se voulant à la pointe du progrès ?

Thibaud Brière : Je décris en effet dans ce livre plusieurs pratiques managériales perverses dont j'ai été le témoin direct en France. Elle paraissent inoffensives parce qu'elles se revendiquent de principes tout à fait sains. Elles n’en sont que plus manipulatoires.

La notion de subsidiarité par exemple se voit dans les faits souvent réduite à une simple délégation de pouvoirs et aboutit parfois à des excès comme une traque méthodique de toute forme de hiérarchie. Ainsi dans un groupe industriel de plusieurs milliers de salariés que j'ai pu étudier de près et qui s'affirme fondé sur le principe de subsidiarité, le patron fondateur cherche à constituer une entreprise exclusivement "horizontale". Cela signifie pour lui tendre à « supprimer toute mentalité hiérarchique » (telle est son expression) de l'esprit de ses salariés, c'est-à-dire toute tendance à se tourner vers une transcendance, qu'il s'agisse d'un Dieu ou d'un chef. Joignant les actes aux paroles, il a mis en place un système managérial où le "bourrage de crâne" idéologique est très fort, où les employés se contrôlent mutuellement et où chacun est amené à suspecter les autres autant que soi-même de « dérive hiérarchique ». Pour progresser dans une meilleure compréhension du cerveau humain et accroître ainsi, pense-t-il, les possibilités techniques d’extirper de la tête des gens l’absurde aspiration à se tourner vers une instance supérieure, le patron de cette grande entreprise finance la recherche en neurosciences.

Il y a là une intention droite, celle de refuser l’absolutisation du relatif (la sacralisation du chef, toute « hiérarchisation »), mais la perversion (certes pratique, mais d’abord théorique) est d’en attribuer le vice à la seule idée d’absolu - et à l’idée qu’il y ait de l’absolu -, plutôt qu’à l’acte même d’élever à l’absolu ce qui ne devrait pas l’être (et dont il n’y a que l’idée d’absolu, au contraire, à pouvoir nous garder de la confusion que cet acte suppose).

Par ailleurs, dans bien des sociétés commerciales qui se croient avant-gardistes au motif qu'elles auraient dépassé les vieilles organisations hiérarchiques régies par la contrainte et la sanction, manoeuvres et manigances prolifèrent. En effet quand, par idéologie, on s'interdit de donner des ordres sans pour autant renoncer à orienter les comportements, on se condamne à manipuler. On intrigue dans les couloirs, on se concerte en coulisses, on intervient en sous-main pour faire dire par d'autres ce qu'on ne veut pas assumer, on s’entend avec quelques uns en amont des réunions, etc.

Donc oui, le risque de manipulation est plus élevé dans les entreprises qui, se voulant à la pointe du progrès managérial, rejettent plus ou moins consciemment toute forme de "verticalité". 

 

Le RASSO : Entreprises à mission, raison d’être d’une entreprise, responsabilité sociale… les entreprises cherchent-elles à répondre à la question de « sens du travail », que se posent tant de salariés ou leur dessein est-il moins « honnête » ?

T. B. : Je veux croire que la majorité des dirigeants d'entreprises essaient honnêtement de fournir à leurs collaborateurs un travail qui soit intrinsèquement porteur de sens. Je serais plus prudent à l'égard des entreprises qui ne changent rien au contenu du travail mais qui s’échinent à faire « adhérer » leurs membres aux "messages manageriaux" théoriques et communicationnels qu'elles dispensent.

 

Le RASSO : Il semble que de plus en plus d’entreprises tendent à dépasser le rôle qui est le leur et à envahir l’espace personnel de leurs collaborateurs (pour régir ou influer sur leur santé, leurs « valeurs », leurs croyances, leur mode de vie…) Comment ce phénomène est-il arrivé ? Quels en sont les dangers ? Comment le salarié peut-il réagir ? Quelle influence du télétravail dans ce phénomène ?

T. B. : L’âme des salariés se trouve confrontée à des menaces d’autant plus dangereuses qu’elles surviennent dans un cadre professionnel, où chacun se croit protégé. Or les "structures de péché", comme les nommait Jean-Paul II, se raffinent et gagnent en toxicité.

De plus en plus clairement en effet, dans les organisations commerciales privées, c'est l'être même des collaborateurs qui est visé et non plus seulement leur comportement professionnel. Dans nombre d’entre elles, les manageurs se voient investis de la mission d'« éduquer » (je cite des termes communément employés) les membres de leur équipe au « savoir-être » local, de les acculturer en profondeur. Cela passe par une intervention de plus en plus décomplexée des manageurs dans le domaine de l'esprit, sous couvert de bien-être : il s’agit de modifier les convictions personnelles de leur si finement nommée « ressource humaine » car, dit-on, vos comportements professionnels s’enracinent dans vos croyances. Moyennant des séminaires de développement personnel, un feu nourri de questions en réunion par votre manageur ou encore de bienveillantes séances de coaching, on vous aidera à vous libérer des croyances « limitantes », héritées de votre éducation, lesquelles se trouvent généralement correspondre à celles véhiculées par le judéo-christianisme.

Ainsi relève-t-on une croissante immixtion dans les consciences et une police d'opinion. Chacun doit être « aligné » (selon le terme habituellement utilisé), doit « adhérer » aux valeurs maison, croire en la bonne parole corporate professée par un Chief Evangelist Officer (ainsi qu'on en trouve chez Google par exemple), bref devenir un observant. Se faire sectateur de l'entreprise « à mission », dorénavant engagée, il faut le savoir, dans la défense de causes sociétales et d’une idéologie particulières.

Bons enfants, la plupart des salariés jouent le jeu, font mine d’acquiescer, mais en réalité personne n'est dupe. Tout le monde sait qu'il est vain de vouloir donner une valeur d'absolu à l'activité sociale et rémunératrice, que rien de vital ne se joue là-dedans et qu'il faudrait remettre ces moyens à leur place. C'est une illusion de croire que l'on peut investir le relatif d'une absoluité qui ne lui appartient pas, de chercher à transformer l'entreprise en une espèce d'église. L'investir de cette sorte de fonction mystique, c'est la vouer à l'enfer. Ainsi s’explique, en partie, la dégradation de trop de travailleurs lessivés psychiquement, épuisés d'avoir à y croire, en burn-out.

Prendre conscience de l’extension du domaine de l’entreprise, jusqu’à notre intériorité, et adopter une posture de vigilance critique à cet égard, c’est déjà, pour une part, se préserver de son emprise.

Prendre conscience de l’extension du domaine de l’entreprise, jusqu’à notre intériorité, et adopter une posture de vigilance critique à cet égard, c’est déjà, pour une part, se préserver de son emprise.

Le RASSO : Quel peut être le rôle d’un (ancien) scout dans une entreprise ? Le scoutisme est-il une bonne école de management ? Ou de résistance à un mauvais management ? Peut-on être éduqué à la liberté ? Si oui, comment ?

T. B. : Le scoutisme est la meilleure école de management qui soit en ce sens qu'il apprend à faire avec des personnes que l'on n'a pas choisies et que l’on doit mener vers leur meilleur. Il ne préjuge pas de ce que sera ce meilleur, il ne cherche pas à faire entrer dans un moule ou dans la volonté d'un chef particulier, il se limite à fournir un cadre propice à l'affirmation d'une personnalité équilibrée.

Ainsi forme-t-il à une juste compréhension de ce qu'est un chef, là où en entreprise aujourd’hui on n’en perçoit que la caricature, celle du petit chef, en raison de quoi on ne parle plus que de "manageurs". Le scoutisme contient en particulier cet enseignement implicite que c'est en apprenant à obéir que l'on apprend à commander. Il apprend le sens de la véritable subordination, qui est toujours libre, sans quoi elle serait soumission, et de ce qu’ordonner veut dire : donner à faire à qui peut donc toujours le refuser.

Enfin, le scoutisme prédispose à l'exercice d'un management d'un type bien particulier, dit "de service", lequel a aujourd'hui le vent en poupe - au moins au niveau rhétorique - dans la plupart des grandes et moyennes entreprises. Il s'agit de savoir se mettre au service de son équipe en organisant et coordonnant le travail commun, en fournissant à chacun le matériel et la formation requis pour l'accomplissement de sa tâche.

 

Le RASSO : Est-il possible de vivre l’unité de vie lorsque le monde de certaines entreprises est celui de la duplicité et du mensonge ?

T. B. : Assurément, mais cela exige de savoir faire preuve de souplesse et d’un peu d’astuce. C'est le même engagement au service de la vérité qui par exemple incitera une femme à faire preuve de droiture dans sa vie personnelle et qui pourra exiger d'elle professionnellement qu'elle ruse avec les rusés, qu'elle tire des bords pour garder son cap. Savoir louvoyer, dissimuler momentanément ses intentions, c’est tout un art, celui de la navigation à vue à travers les réalités mouvantes et parfois trompeuses qu'offre la vie professionnelle. Ex umbris et imaginibus in veritatem (« A la vérité à travers les ombres et les figures »), est-il écrit sur la tombe du cardinal Newman.

 

Le RASSO : Question un brin provocatrice... Les chrétiens sont-ils de meilleurs managers que les autres ?!

T. B. : Je ne vois en tout cas aucune raison pour qu’ils le soient. Pas plus qu’un plombier ne sera meilleur dans son métier d’être chrétien, la qualité de disciple du Christ ne fournit par elle-même, à ma connaissance, aucune compétence managériale supplémentaire. Mais elle doit logiquement prédisposer à l’exercice d’un certain nombre de vertus naturelles qui, sans rien avoir de spécifiquement chrétiennes, permettent en tout cas de susciter chez les autres une confiance bien utile en management. Tenez, l’honnêteté par exemple. Le grand investisseur américain Warren Buffet fait remarquer avec justesse que « lorsque vous recrutez quelqu’un, recherchez trois qualités : l’honnêteté, l’intelligence et l’énergie. Si la première manque, les deux autres vous détruirons ».

Mais il est non moins vrai que l’honnêteté sans une intelligence de situation au moins égale ne mène pas très loin. Comme tout un chacun, le chrétien doit se garder de toute naïveté. Dans le monde tel qu’il est, les agneaux sont des proies faciles pour les loups et l’on sert peu son prochain en se faisant tôt dévorer. Or il n'y a aucune fatalité à ce que les enfants de la lumière se fassent perpétuellement duper par les fils de ce monde (cf. Luc 16, 8). Le chrétien doit être le premier à se laisser évangéliser par l’invitation du Christ à conjuguer, dans l’action, la pureté de la colombe et la prudence rusée (phronesis) du serpent (cf. Matthieu 10, 16). Au contraire de se "faire l’ange" pour finir bête (Pascal), il doit accepter de se "faire" aussi serpent que le serpent pour en déjouer les tours. L’historien François Kersaudy attribue à notre seul président de la république expressément catholique, Charles de Gaulle, la formule suivante : « Il ne faut jamais mentir, mais il n’est pas interdit de se montrer astucieux. »

Le RASSO : Quelles sont les dérives, les risques que peuvent courir les dirigeants et managers chrétiens souhaitant conduire leur entreprise et leurs équipes en accord avec leur vision chrétienne du travail ? Comment éviter le risque de manipulation, de discrimination ou de « mélange des genres » ?

T. B. : Je dirais la candeur, un esprit boy scout mal avisé susceptible de les conduire à se désarmer face à des adversaires ne s’embarrassant, eux, d’aucun scrupule. Feintes, débrouillardise et saisies d’opportunités doivent faire partie de la panoplie des talents dont les dirigeants chrétiens aux prises avec ce monde doivent eux aussi absolument savoir jouer à bon escient. Ni trop, ni trop peu. Une chose est sûre : on ne fait pas de bon management avec de bons sentiments.

 

Le RASSO : Le risque de manipulation, de confusion des genres est-il plus fort lorsqu’on travaille pour une association, une église, une cause…?

T. B. : Oui, parce que la finalité étant spirituelle, en tout cas du domaine de l'intelligible (par exemple quand on défend une idée ou une « cause »), grande est la tentation de renverser l’ordre des moyens et des fins, de faire du spirituel un moyen d’atteindre des objectifs temporels. On dira par exemple que ce que veut le supérieur est ce que veut le Seigneur, ou qu’un plus grand engagement dans le travail contribuerait à la meilleure sanctification personnelle.

Suivant la même logique de confusion des ordres, la hiérarchie fonctionnelle demande alors à être vue aussi comme une hiérarchie spirituelle : ceux qui y ont part seraient plus éclairés, plus avancés dans la connaissance qu’ils ont d’eux-mêmes et des autres, plus matures humainement. Bref, plus proches de l’idéal de perfection. Autant d’assertions douteuses au regard de notre expérience la plus ordinaire : ceux qui se trouvent « en haut » sont au contraire - en entreprise au moins - le plus souvent ceux qui font le moins preuve d’exemplarité, prônant aux autres des comportements vertueux dont eux-mêmes se dispensent (ne serait-ce que parce qu’ils sont parvenus à s’élever à ce niveau de responsabilités grâce aux chausse-trappes tendues à ceux qui s’en tenaient benoîtement aux règles de « savoir-être »  officiellement promues). Un livre de Jeffrey Pfeffer, professeur de comportement organisationnel à l’Université de Stanford, intitulé Leadership BS (Harper business, 2015), expose cela clairement.

 

Le RASSO : Pour beaucoup de personnes, le travail est le lieu ultime de l’accomplissement personnel, ce qui les rend plus vulnérables aux pressions professionnelles. Comment prendre de la distance avec cette idée fausse ?

T. B. : La tentation idolâtrique est dans le coeur de l'homme. Notre obstination à nous « dépenser sans compter » pour des entreprises mondaines, à idéaliser et à attendre notre salut d’instances économiques périssables et prioritairement vouées au culte de l’argent témoigne de notre indéracinable propension à mettre l'absolu là où il n'est pas. Il n’y a pas à s’en satisfaire.

Pour trouver l’absolu, commencez par regarder à vos pieds. Il est dans ce miséreux jeté à la rue parce que pas à jour de ses vaccins ou ruiné par des taux usuriers. Il est dans les casseroles de la cuisine avant de se loger dans les grandes ambitions sociales, sociétales, économiques ou politiques.

Plus exactement, il est hors monde. Si la mère de Péguy rempaillait ses chaises avec un soin sans pareil, c’est parce qu’elle ne voyait dans cet accomplissement qu’un pâle reflet d’une perfection incommensurable à celle d’aucune chaise bien rempaillée. Elle voyait cet incommensurable dans la plus humble des réussites. Et elle pouvait y trouver une dignité surnaturelle justement parce qu’elle ne la plaçait pas dans le rempaillage.

 

Le RASSO : Avez-vous été scout ?

T. B. : J'ai fait onze ans de scoutisme, dont six de scoutisme marin.

 

Le RASSO : Est-ce que cela vous a aidé dans vos réflexions sur la manipulation en entreprise, et dans votre rôle de lanceur d’alerte ? Plus globalement, cela vous a-t-il aidé dans votre vie professionnelle ?

T. B. : Indéniablement, car c’est chez les scouts que j’ai réalisé qu’un collectif sain n’impliquait pas de renier sa personnalité et ses convictions, mais avait au contraire pour fonction de vous permettre de mieux les exprimer. J’y ai ainsi appris à obéir de manière non passive, de toute ma volonté, générant chez moi la conscience qu’à celui qui est noble, tout, y compris l’obéissance, est occasion d’ennoblissement, tandis qu’à celui qui est vil, tout, y compris le commandement, est occasion d’avilissement.

Des collectifs qui n’écrasent personne mais qui valorisent le plus petit en faisant droit à la parole du minoritaire, si déplaisante soit-elle, il n’y a que chez les scouts que j’ai pu en faire l’expérience. Cela m’a été un fort guide pour les équipes de travail que j’ai été amené à constituer ou à conseiller. L’important est que même le petit nouveau se sente aussi utile à l’ensemble que le dirigeant, aussi peu interchangeable, ce qui implique de lui expliquer d’autant plus son rôle pour l’ensemble de l’équipe.

 

Le RASSO : Quel était le nom ta patrouille ?

T.B. : Mon équipage scout marin s'appelait "Les Espadons". 

 

Le RASSO : Ton meilleur souvenir scout ?

T.B. : La difficulté à obéir à des ordres dont je ne percevais pas le sens.

 

Le RASSO : Le chef que tu aimerais remercier ?

T.B. : Ma grand-mère paternelle, Jeanne, cheftaine éclaireuse qui toute sa vie moissonna en militante les fruits de sa promesse.

 

Le RASSO : La figure qui t’inspire ?

T.B. : Charles de Gaulle, le condamné à mort, le militaire qui désobéit, l'homme à la foi granitique et fondateur de république qui dès août 1940 accepta d'être le président d'honneur des Eclaireurs français de Grande-Bretagne.

 

Le RASSO : Une citation ?

T.B. : "Chrétien d'abord, scout ensuite, marin enfin", naturellement. Mais aussi le mot de passe des conjurés d'Hernani, qui sied si bien à la modestie des moyens scouts : ad augusta per angusta. Au plus haut par des voies étroites.

 

Le RASSO : Une vertu ?

T.B. : La franchise. Faire face à la difficulté, y trouver l'âpre joie d'être responsable.

 

Le RASSO : En un mot, ce que t’a apporté et t’apporte encore le scoutisme ? 

T.B. : Le contact avec le réel.

 

Le RASSO : Un mot pour Le RASSO ?

T.B. : Rassembler ceux qui ne se ressemblent pas, vivre une fraternité qui dépasse l'entre-soi loin au-delà de nos années de boue, l'appel du Rasso ne cesse de résonner – et d'autant plus fort que se délite chez nous l'Etat de droit.

 




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