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« Le scout met son honneur à mériter confiance. » [Loi scoute & Vie pro] par Thibaud Brière de la Hosseraye

Notre promesse nous engage. Les articles de la loi scoute aussi. Le premier d’entre eux insiste sur ce qui est premier et fondement de la suite : la confiance (du latin con-fidere), c’est-à-dire la foi (fides).

Pour les scouts expérimentés que nous sommes, recrus d’années, désormais immergés dans le monde du travail, comment comprendre cette injonction à « mériter confiance » ? Car enfin, quel homme ici-bas peut estimer « mériter confiance », après avoir inspecté la multiplicité des fois où il a trahi ses engagements, à commencer par ceux de sa promesse ?

 

S’il fallait ne faire confiance qu’à ceux qui ne trahissent jamais, on commencerait par se défier de soi-même et on ne se fierait qu’à des machines. Il est heureux que notre obéissance n’ait rien de mécanique et que nous puissions sans cesse trahir, car ce sont des traîtres comme de Gaulle qui ont rendu leur honneur à la France, des traîtres comme Nicolas Forissier qui font honneur à leur profession[1] ! Si trahir, c’est oser sortir du rang des complices, préférer la vérité à la connivence dans le mensonge de « gens de confiance », sa conscience à la loi du silence, puisse le scout être de ceux qui choisissent l’honneur contre une telle prétendue confiance !

 

Ce fut bien en dépit de notre faillibilité, de nos fragilités voire de notre immaturité que nos chefs nous ont tôt fait confiance, et d’une mesure qui, rétrospectivement, peut nous paraître avoir été démesurée.

Nous avons là une leçon à méditer.

En étions-nous déjà dignes ? N’est-ce pas plutôt le don, immérité, d’une telle confiance, qui nous en a rendus dignes et nous a poussés à nous montrer à la hauteur[2] ?

En entreprise comme en dehors, c’est en misant sur le meilleur qu’on éveille le meilleur.

Un a priori de confiance quant à la capacité de tout homme à assumer des responsabilités contribue à former des femmes et des hommes à la hauteur des espérances mises en eux. En entreprise comme en dehors, c’est en misant sur le meilleur qu’on éveille le meilleur.

Nul ne pouvant jamais être dit intégralement digne de confiance, car toujours infiniment libre de trahir, il n’y a pas de sens à attendre de nos collègues ou collaborateurs qu’ils « méritent » notre confiance pour leur accorder la nôtre : « traitez les gens comme s'ils étaient ce qu'ils pourraient être, et vous les aiderez à devenir ce qu'ils sont capables d'être », intime Goethe quelque part.

 

Inversement, « plus on traite les gens comme des bêtes fauves, plus ils vont se comporter comme telles », relevait l’ancien contrôleur général des lieux de privation de liberté, Jean-Marie Delarue[3]. Si nous construisons des organisations professionnelles fondées sur une relative méfiance, nous y cultivons un type humain confirmant ce soupçon initial. Nous avons ensuite beau jeu d’accuser les autres de ne pas prendre davantage d’initiatives, de ne pas faire davantage preuve d’autonomie… mais c’est nous qui, bien souvent, les avons rendus tels ! Ils n’étaient pas ainsi lorsque nous les avons recrutés. Et, sitôt sortis de l’entreprise, le soir ou le WE, la plupart des salariés savent parfaitement assumer des responsabilités locales, associatives, politiques ou sportives. Comment l’expliquer, sinon par le contexte professionnel partiellement déresponsabilisant que nous entretenons ?

Alors bien sûr, il nous coûte de faire confiance en la capacité de Raoul ou de Bernadette à assumer l’entièreté des responsabilités professionnelles que pourtant l’organisation lui reconnaît, la perte de contrôle nous effraie, nous aimerions tout savoir sur tout et sur tous…. Être comme des dieux, dirigeant une armée de pantins manipulables au doigt et à l’œil ! On ne comprend que trop bien ceux qui pratiquent un micromanagement, qui tiennent la bride courte à leurs collaborateurs de peur qu’ils ne fassent des erreurs ou tout simplement de crainte qu’ils ne fassent différemment de la manière dont eux s’y prendraient. Grande est la tentation, pour un manager, d’attendre, pour traiter les gens comme des adultes, que ceux-ci apportent déjà la preuve de leur maturité. Mais enfin, « que dirait-on de la mère qui dirait à son enfant : "Je te sortirai du berceau quand tu sauras marcher ?" », demandait Hyacinthe Dubreuil.

Tant que l’on place les gens dans des environnements professionnels infantilisants, ils correspondent à ce rôle, ils se mettent à se comporter comme des enfants. Nous avons pourtant fait l’expérience que quand on confie de grandes responsabilités à des enfants même, ils sont capables de se sublimer pour les assumer. A combien plus forte raison en va-t-il pour des adultes ! « Si vous mettez des barrières autour des gens, vous obtiendrez des moutons. Laissez-leur l’espace dont ils ont besoin » avait coutume de dire William L. McKnight, l’ancien patron de 3M.

 Nous sommes comptables, pour une part, de la plus ou moins grande qualité humaine que nous faisons advenir chez nos collègues de travail.

Il s’agit donc de créer le milieu qui favorise l’émergence de certaines attitudes plutôt que d’autres[4]. C’est tout l’enjeu de la culture d’entreprise : cultiver des dispositions intérieures, des qualités et des comportements les plus propres à un travail en équipe de qualité, en portant chacun à son meilleur.

L’affaire est importante, car « on peut être vertueux ou vicieux, comme le caillou rude ou poli, par le frottement de ce qui nous entoure » (Claude-Nicolas Ledoux, architecte et urbaniste). Nous sommes comptables, pour une part, de la plus ou moins grande qualité humaine que nous faisons advenir chez nos collègues de travail. La manière dont nous parlons aux gens, dont nous les évaluons, dont nous les gratifions et les sanctionnons, les encourageons et les rabrouons, dont nous leur confions des tâches, dont nous gérons les conflits, dont nous animons les réunions, tout cela, management et organisation du travail, "appelle" tel ou tel type de comportement. Rien ne sert de les déplorer : nous sommes aussi responsables des comportements professionnels que nous induisons chez les autres.

Il faut bien le réaliser : dans une large mesure, employés, collègues et managers ne font que répondre à leur environnement en y adaptant leur comportement. Pour cultiver l’humain, et tel type humain plutôt que tel autre, il faut agir sur le cadre de travail : la culture d’entreprise, l’ambiance, la manière de former, de recruter, de licencier, etc. Ce n’est pas en tirant sur la plante qu’on la développe, mais en se préoccupant de son environnement et en la laissant faire. Bien des dirigeants d'entreprises ont ainsi renoncé à agir directement sur l'homme (le contrôler, le motiver, le manager...), préférant agir sur l'environnement de travail[5]. Leur préoccupation n’est pas tant de motiver que d’enlever ce qui démotive. Elle n'est pas d'éviter les erreurs, mais de s’en servir en en parlant ouvertement, de les faire circuler largement de manière à ce qu’en soit collectivement tirés les enseignements et à aiguiser le discernement de chacun.

 

On peut se demander si seul ne mériterait pas confiance qui ne la garderait pas pour lui mais se montrerait capable de dispenser à son tour celle, imméritée, qu’il a lui-même reçue, avec générosité, d’une mesure débordante. Quel mérite aurions-nous, si nous accordions notre confiance avec la même parcimonie, pour ne pas dire la même méfiance que la plupart des hommes ?

N’avoir confiance qu’en ceux qui s’en montrent, selon toute apparence, déjà dignes (c’est-à-dire finalement fiables à la manière de machines parce que parfaitement dociles), ce n’est pas de la confiance, c’est du calcul. La confiance n’a de sens qu’à l’égard de ceux qui peuvent trahir, tomber et se relever, donc progresser. On connaît la phrase de Michael Dell, sous forme de boutade certes mais recelant une vérité, « si vous n'avez jamais échoué, c'est que vous n'avez pas assez essayé » : eh bien si votre confiance n’a jamais été trahie, c’est que vous n’avez pas suffisamment fait confiance ! 

 

Alors, mon collègue Anatole, digne ou pas digne de confiance ?

Si j’attends que les autres soient dignes de confiance, au sens où moi je l’entends, pour leur accorder ma confiance, il y a fort à parier que je trouverai toujours de bonnes raisons de ne pas le faire, ou seulement du bout des lèvres, à la manière des autres hommes qui tous arguent que « la confiance n’exclut pas le contrôle[6] » (Lénine). On connaît la valeur d’un tel argument. L’avocat et académicien François Sureau rappelait récemment que lorsqu’un politicien affirme que « la liberté, c’est bien, mais la sécurité, ça compte », alors vous pouvez être sûr que ce qui prime pour lui, c’est la sécurité. Semblablement, quand un manager affirme que « la confiance, c’est bien, mais le contrôle, ça compte », il y a fort à parier que ce qui prime pour lui est le contrôle (la confiance n’étant alors considérée que comme un pis-aller rendu nécessaire par le fait de devoir travailler avec une ressource humaine). On croit que le problème est chez l’autre - « il n’est pas digne de confiance » -, alors qu’il est d’abord chez nous, dans notre incapacité à maîtriser notre propension à tout contrôler et donc à faire droit à une véritable subsidiarité. La confiance n’exclut pas le contrôle ? Si, rétorquait Jean-François Zobrist, l’emblématique ancien dirigeant de la fonderie picarde FAVI : « Ma femme, je lui fais confiance, je ne vais pas contrôler ce qu’elle fait ! »

 

Même pour le scout engagé dans l’action, grande est la tentation de vouloir tout contrôler pour empêcher tout abus. Surtout, que rien ne dépasse pour que nul ne dérape. Or il est plus utile de se servir des dérives constatées, d’en trouver un bon usage en vue d’aiguiser le discernement individuel et de prévenir leur renouvellement : entreprendre une analyse approfondie des causes, puis organiser un large partage d’expériences permettant une discussion franche et ouverte au sujet de ces mauvaises pratiques. Rien de pire que de les passer sous silence car cela permet aux dysfonctionnements de s’incruster et ne permet pas au plus grand nombre de tirer les enseignements des errements de quelques-uns.

Il ne faut pas confondre l’exemplarité avec l’impeccabilité. Ce qui nous est particulièrement demandé, en tant que scouts, dans un camp, dans une entreprise ou ailleurs, n’est pas tant d’être sans tâches (im-peccata) que de témoigner de notre capacité à regarder celles-ci en face, à reconnaître nos erreurs pour amender notre conduite. L’exemplarité managériale n’est pas et ne peut consister à ne jamais tomber.

Chacun doit être en permanence placé face à ses responsabilités. Oui, faire confiance expose à la possibilité de la trahison et de l’abus. Mais cette possibilité même est précieuse : quand on cherche à empêcher la possibilité de faire le mal plutôt qu’à en réprimer l’action, on bascule dans une société totalitaire. La liberté de (se) nuire, pour un individu ou un collectif, est la liberté même et doit toujours être maintenue, parce que la liberté de choix est un bien plus précieux que quoi que l’on puisse choisir. On doit être libre d’être criminel – en s’exposant à la sanction. Le premier mal est d’empêcher le mal. Comme le dit encore François Sureau : « Les inconvénients de la liberté ne l'emporteront jamais sur ses avantages ».

La pédagogie scoute est une pédagogie de la liberté par la confiance, pas une pédagogie de la performance par le contrôle.

 

Où que nous soyons placés, il nous faut redécouvrir que la confiance se donne. Et que comme tout don, elle n’a de sens qu’unilatérale, sans condition de retour ni condition préalable. On ne dit pas « prêter sa confiance ». Le professeur de psychologie à l’ESCP Isaac Getz a rappelé que Tolstoï, dans un essai intitulé C'est honteux, relate le cas historique suivant[7]. Dans les années 1820, plusieurs officiers de l'un des régiments militaires les plus prestigieux de la Russie décidèrent de ne plus utiliser de châtiments corporels pour les soldats. Quand un autre officier, croyant en la naïveté de ses collègues —qu'on aurait appelés des « bisounours » aujourd'hui— leur fit part d'un soldat de sa compagnie qui buvait et volait, ceux-ci lui proposèrent de transférer le perturbateur dans leur compagnie. A peine arrivé, ce soldat vola les bottes d'un autre. L'officier commandant annonça alors au soldat qu'il ne serait pas puni, et lui demanda de changer son comportement. Mais le soldat vola à nouveau. L'officier répéta sa demande. Stupéfié par la double absence de châtiment, le soldat transforma alors radicalement son comportement et devint le meilleur de la compagnie.

 

C’est pourquoi, inspirés par nos frères scouts marins, avançons au large, ayons « la bonne volonté de jouer la carte de la grandeur de l'homme plutôt que de rechercher d'incessantes garanties contre sa perversité » (Romain Gary). Tel est notre honneur d’hommes d’abord, de chrétiens ensuite, de scouts enfin.

Par Thibaud Brière de la Hosseraye

Thibaud Brière de La Hosseraye est marié et père de quatre enfants. Il est philosophe en entreprise, conseiller en management, spécialisé dans les nouvelles formes d'organisation du travail et la prévention des risques professionnels. Il est l'auteur de "10 clés pour préparer mon entreprise au travail à distance" (Eyrolles, 2021) et de "Toxic management" (Robert Laffont, 2021). Titulaire d'un DEA de philosophie, diplômé d'HEC et lauréat de l'Académie des sciences morales et politiques, il a été onze ans scout à Paris, dont six de scoutisme marin.

 

[1] Nicolas Forissier est l’ancien responsable de l’audit interne d’UBS qui alerta les autorités compétentes, comme sa profession lui en faisait l’obligation, au sujet des délits perpétrés par son employeur. Il est l’auteur de L’Ennemi intérieur publié chez Fayard en 2022.

[2] Tout comme ce n’est pas parce nous sommes justes que nous sommes justifiés devant Dieu mais parce que nous sommes gracieusement justifiés par Lui que nous pouvons être trouvés justes.

[3] Cité dans Le Pèlerin n°6609 du 30 juillet 2009, p.16

[4] La disposition de l’environnement de travail influer sur l’état d’esprit et le comportement des salariés. Montesquieu, déjà, disait en substance : "inutile de compter sur la vertu spontanée des hommes, réfléchissez plutôt à de bonnes institutions, qui vont pousser tout le monde à la vertu ; inutile de déplorer le vice des hommes, apparemment naturel, réfléchissez plutôt aux institutions qui ont rendu possible ce mal".

[5] Sachant que le manager, le jardinier, fait partie de l'environnement, du point de vue de la plante.

[6] Sur l’origine de cette formule, on lira avec intérêt : https://fr.rbth.com/lifestyle/83055-proverbe-reagan-urss-tchernobyl

[7] Isaac Getz, « "C’est le règlement" et pourquoi s’en débarrasser », Le Monde du 05/08/14




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